Les besoins artificiels

Dans son ouvrage «  Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme ? » paru en septembre 2019, le sociologue Razmig Keucheyan imagine une manière de redéfinir collectivement nos besoins, de les rendre à la fois plus soutenables écologiquement et moins aliénants pour l’individu. Un questionnement essentiel si l’on veut espérer un tant soit peu changer nos manières de produire et de consommer.

(Extraits d’un entretien d’Aude Martin avec RAZMIG KEUCHEYAN)

….

Par qui ces besoins artificiels sont-ils créés ?

La création de besoins artificiels toujours plus nombreux dans notre société est à chercher dans la logique même du capitalisme, un système par essence productiviste et consumériste. Côté productivisme, le capitalisme encourage à produire toujours davantage par la mise en concurrence des capitaux privés. Un capitalisme non productiviste est une contradiction dans les termes.

Sauf que, pour que cette rotation de plus en plus rapide des marchandises se fasse, il faut que les gens consomment. Cela nécessite souvent de créer des besoins dont le consommateur lui-même n’avait souvent pas conscience. On tombe ainsi dans une logique consumériste, construite par des dispositifs socio-économiques comme la publicité, l’obsolescence programmée et la facilitation du crédit.

Une réflexion sur les besoins est donc indissociable selon vous de la question de la planification économique ?

… A mon sens, oui, un système économique qui met au cœur la satisfaction des besoins suppose forcément des formes de planification. A condition que ce soit une planification écologique adaptée au XXIe siècle, qui se fixe pour objectif non la croissance comme auparavant, mais la décroissance matérielle.

Satisfaire des besoins définis démocratiquement suppose de tourner le dos à la logique productiviste qui résulte de la concurrence entre entreprises privées, et ainsi de reprendre le contrôle de la production en la politisant.

Une fois qu’on a fait le constat que certains besoins sont authentiques et d’autres non, qui a le pouvoir de trancher en dernier ressort ? Comment éviter de tomber dans une dictature sur les besoins ?

Comme je l’ai dit, la délimitation entre l’authenticité et l’artificialité de nos besoins doit être décidée démocratiquement, elle ne peut pas être posée a priori. Cette délibération démocratique peut notamment s’appuyer sur trois institutions.

Dans un premier temps sur un parlement national – et pourquoi pas aussi supranational – qui ne soit pas, comme aujourd’hui, une chambre d’enregistrement de l’exécutif, mais un lieu où puisse s’exprimer la complexité des intérêts sociaux. On devrait pouvoir y débattre de questions aussi importantes que « de quels services publics avons-nous besoin ? »

Dans un service public, la satisfaction des besoins se fait en principe hors marché, à l’abri de la logique de la rentabilité. La pandémie l’a montré, nous avons besoin de renforcer et élargir le périmètre des services publics.

Deuxièmement, il faudrait imaginer une assemblée qui, sur le modèle de «  l’assemblée du futur de Dominique Bourg » serait chargée de décider ce qui concerne le moyen et le long terme, comme la décroissance de certains secteurs économiques, ou la réalisation d’investissements en faveur de la transition écologique. En clair, ce serait une assemblée en charge de la planification écologique et économique.

Pour que cela fonctionne, il faut un troisième pilier de démocratie directe. Cela pourrait se faire via des comités établis à l’échelle des quartiers ou d’entreprises et conçus sur le modèle des « associations de producteurs-consommateurs » pour rassembler les deux pans de l’activité économique autour de la délibération sur les besoins.

Si on s’intéresse à l’histoire des associations de consommateurs, on constate que lorsqu’elles ont été créées au début du XXe siècle, elles étaient proches des syndicats. Par la suite, les associations de producteurs (les syndicats) et de consommateurs se sont progressivement éloignées. Il faudrait de nouveau rapprocher les deux aujourd’hui.

Ces associations de producteurs-consommateurs seraient chargées de délibérer sur les grands choix productifs, sous contrainte environnementale. Ainsi, le choix de ce qu’il faudra produire ou non ne sera plus laissé aux marchés et aux capitaux privés comme aujourd’hui, mais rendu aux citoyens. C’est la base de départ pour une société en rupture avec le productivisme.

Dans un processus de définition collective de nos besoins, quelle place reste-t-il pour les désirs individuels ?

L’idée n’est bien sûr pas que le moindre pan de notre vie personnelle soit soumis à la délibération collective. Heller dit d’ailleurs que ce qui compte est le respect des besoins individuels.

Chacun peut décider de vivre sa vie comme il l’entend, à condition que ces besoins soient universalisables, c’est-à-dire ne privilégient ni n’abaissent personne, et soient compatibles avec la soutenabilité des écosystèmes. En cas de non-respect de cette condition d’universalité, et seulement dans ces cas-là, une délibération serait nécessaire.

Nous devons, en clair, nous assurer collectivement que chacun puisse assouvir toute la palette des besoins humains potentiels, à partir de laquelle il pourra choisir pour lui-même ce qui lui semble pertinent, et développer ses propres besoins singuliers.

La période actuelle vous semble-t-elle propice à une réflexion sur nos besoins ?

La pandémie nous a montré les limites du marché et souligné le besoin d’inventer une autre logique. Ceci dit, nous ne semblons hélas pas prendre un chemin qui replace nos besoins réels au centre.

Prenons l’exemple du débat sur la relocalisation qui fait rage à l’heure actuelle. Il est absurde de vouloir faire revenir des produits en France pour produire la même chose que ce que nous produisons déjà aujourd’hui, à savoir des produits jetables, nocifs et polluants, à ceci près qu’ils seront produits localement. Il faudrait au contraire produire autre chose et autrement : des objets plus durables, avec une durée de garantie plus élevée – une idée que je développe longuement dans mon livre –, qui implique l’utilisation de matériaux plus robustes.

Produire autre chose et autrement est le seul moyen d’en finir avec les besoins artificiels, et de construire ainsi un autre monde.

REFERENCE:

https://www.alternatives-economiques.fr/razmig-keucheyan-capitalisme-cree-besoins-artificiels-ecou/

Un avis sur « Les besoins artificiels »

  1. Hello,

    L’interview d’Isabelle Ferreras parue dans Le Soir week-end des 8/9 août, p.18-19 « Les gens ne veulent pas d’un despotisme éclairé mais peser sur les choix qui les concernent » aurait à mon avis une bonne place sur Qu’alorsyfaire. J’imaginerais aussi qu’elle soit un jour invitée aux échanges de vues Groupignons,

    Bel après-midi !

    Jean.

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