« Les migrations sont une transformation structurelle de nos sociétés »

Extraits d’un entretien (1er octobre 2020) de Pablo Mailé avec François Gemenne, qui vient de publier un essai  » ON A TOUS UN AMI NOIR » aux éditions FAYART.

Comme vous le soulignez dans votre livre, le sort des migrants et des demandeurs d’asile a été assez peu discuté depuis que la pandémie mondiale a éclaté. « Comme si, en temps de crise, ils ne faisaient plus partie de cette société qu’ils étaient accusés de pervertir en temps normal », écrivez-vous.

FRANÇOIS GEMENNE

J’ai l’impression que les questions d’asile et de migration remplissent l’actualité lorsqu’il n’y a pas d’autre sujet de préoccupation. Dès qu’un politique souhaite faire parler de lui, il va faire monter une polémique ou une controverse autour d’un enjeu lié aux migrations, à l’asile ou à la diversité. Mais dès que notre attention est occupée par quelque chose d’autre, comme la crise du coronavirus, c’est comme si ces personnes devenaient complètement invisibles dans la société. À un moment donné, dans la gestion de la crise, on a quand même fini par se rendre compte qu’il y avait des sans-papiers qui n’avaient pas accès au système de santé, des travailleurs saisonniers qui n’allaient plus pouvoir venir dans certains pays… Quelque part, le virus nous a rappelé que les migrants faisaient malgré tout partie de la société, alors qu’on cherchait à les invisibiliser. 

En temps normal, il y a en fait une forme de déshumanisation de ces sujets. Je suis toujours effrayé de constater que les naufrages en Méditerranée continuent mais que plus personne n’en parle. Il y a quelques jours encore, un bateau a coulé en faisant 24 victimes. En tout, depuis 2014 et l’entame de la « crise des réfugiés », ils ont été plus de 20 000 à trouver la mort en cherchant à rejoindre l’Europe par la Méditerranée. Mais personne ne s’en préoccupe. C’est presque comme si on ne reconnaissait plus que celui qui est au-delà de la frontière fait aussi partie du corps social. Comme si notre identité collective s’arrêtait aux frontières nationales, et que tout ce qui se passait de l’autre côté ne nous importait plus. Raison pour laquelle les politiques d’asile et le nouveau pacte européen sur les migrations visent à repousser les gens aux frontières extérieures pour qu’ils ne viennent pas « chez nous », qu’ils ne nous intègrent pas.

Pour expliquer ce positionnement, vous mobilisez notamment ce que vous appelez le « paradigme de l’immobilité ». De quoi s’agit-il ?

Les migrations ont toujours fait partie de l’histoire du monde. Les nations qu’on connaît à l’heure actuelle ont été façonnées par des migrations qui ont toujours existé et qui, jadis, étaient perçues positivement. Mais on ne s’est jamais résolu à penser politiquement la question des migrations, à les accepter comme une transformation structurelle de nos sociétés devant être pensée et organisée. À la place, on a considéré ce phénomène comme une sorte de crise, de problème conjoncturel à gérer, une sorte d’anomalie politique. On reste prisonniers de l’idée que dans un monde idéal, chacun resterait chez soi et personne ne migrerait. On propose par conséquent des solutions différentes pour éviter les migrations ou les juguler : certains suggèrent de dresser des murs et de fermer les frontières, d’autres d’installer la paix dans le monde et le développement partout pour éviter que les gens partent.

Or je pense que nous devons absolument entamer une sorte de révolution culturelle sur le sujet des migrations et de l’asile : il faut accepter le fait que les migrations sont une transformation structurelle de nos sociétés, avec beaucoup de bénéfices mais également un certain nombre de risques et de difficultés. Et voir, ensuite, comment nous pouvons organiser au mieux cette transformation plutôt que de toujours vouloir l’éviter. Vouloir l’éviter est une entreprise par nature vouée à l’échec, qui risque de créer toute une série de drames humains et de tragédies.

Un texte pour une nouvelle politique migratoire a été présenté par la présidente de la Commission européenne la semaine dernière. Quel regard portez-vous sur ce projet ?

Un regard très dépité. Cela fait plus de vingt ans que l’Europe n’a pas de politique d’asile ni d’immigration. On a plutôt 27 régimes très différents les uns des autres, sans aucune harmonisation. La fermeture des frontières est devenue le seul horizon politique pour beaucoup, et on voit ce que l’absence de cette politique d’asile crée comme drames humains et comme tensions. Le Brexit est par exemple largement imputable à la « crise des réfugiés » de 2015, qui a fait peur aux électeurs britanniques. C’est l’un des dommages considérables produit par cette absence de politique.

Et aujourd’hui, au moment où la Commission européenne se ressaisit du dossier, ce qui est très bien, qu’est-ce qu’elle fait ? Plutôt qu’une vraie politique commune, elle propose une sorte de fuite en avant consistant à repousser au maximum les migrants, à les cantonner hors de l’espace européen grâce à des hot spots qu’on compte installer aux frontières extérieures pour gérer les demandes d’asile de façon expéditive – ce qui risque de créer d’autres camps à l’image de celui de Mória. Le texte propose une solidarité dans l’accueil, mais surtout une solidarité dans l’expulsion, malheureusement dictée par le président hongrois Viktor Orban et les leaders les plus rétifs à l’accueil des migrants et des réfugiés.

Ce plan n’est pas à la hauteur du projet politique et moral de l’Union européenne. Il ne va pas du tout ressouder l’Europe, mais au contraire renforcer les nationalismes. Il faudrait seulement en sauver l’idée de l’arrêt de la criminalisation du sauvetage en mer… Mais rendez-vous compte : jusqu’ici, on considère que sauver des vies humaines en Méditerranée est une activité criminelle. D’une certaine façon, les États européens actent aussi le fait qu’ils se défaussent complètement du sauvetage en mer sur des ONG.

SOURCE

https://usbeketrica.com/fr/article/il-faut-accepter-le-fait-que-les-migrations-sont-une-transformation-structurelle-de-nos-societes?fbclid=IwAR3IzhGkeAe1Uu99USRcHAIaFp7UH6K1ijObS_7YkfgudSy_NkUnWMBD1jo

2 commentaires sur « « Les migrations sont une transformation structurelle de nos sociétés » »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :