
Par Philippe Lamberts et Olivier De Schutter ( Le Soir, Carte Blanche, 21/12/20)
Le 11 décembre dernier, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE se sont accordés sur une réduction nette de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport au niveau de 1990. En annonçant cette avancée importante par rapport à l’objectif actuel de -40 %, le Président du Conseil, Charles Michel, n’a pas hésité à qualifier l’Europe de leader du combat pour le climat.
Ce triomphalisme doit cependant être nuancé. Le nouvel objectif fixé par les Vingt-Sept demeure insuffisant, tout d’abord, au regard des données scientifiques. Celles-ci nous enseignent que pour contenir le réchauffement à moins de 2ºC et le plus proche possible de 1.5ºC, l’UE doit réduire ses émissions de 65 % à l’horizon 2030. L’objectif fixé par les Chefs d’État et de Gouvernement se situe donc en deçà du niveau d’ambition requis.
Tours de passe-passe comptables
En outre, l’objectif de -55 % cache deux artifices comptables. Le premier est que seules les émissions « territoriales », c’est-à-dire celles qui résultent de la production et de la consommation en Europe, sont comptabilisées. Sont exclues, en revanche, les émissions « importées », qui correspondent au CO2 émis à l’étranger pour produire des biens et services exportés vers le marché européen. Or, depuis l’adoption en 1992 de la convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique, nos importations ont augmenté plus vite que nos émissions n’ont été réduites : en réalité, afin de réduire le niveau de nos émissions, nous avons encouragé la délocalisation des industries les plus polluantes vers des États moins regardants. C’est d’ailleurs parce qu’elle a pris conscience de cette faille que l’Union européenne propose aujourd’hui, enfin, de mettre sur pied une taxe carbone aux frontières.
Le second artifice, c’est que l’objectif de -55 % se réfère aux émissions nettes. Les Vingt-Sept font ainsi disparaître l’objectif de réduction réel ou brut : le calcul de réduction des émissions ne prend plus seulement en compte les émissions réellement baissées à la source (via, par exemple, la rénovation des logements et le développement des énergies renouvelables) mais également celles qui sont « absorbées » (via, par exemple, des projets de reforestation).
Cette comptabilisation est une double aubaine pour les entreprises multinationales les plus émettrices de gaz à effet de serre. Elles peuvent délocaliser les segments les plus polluants de leur processus de production. En outre, plutôt que de réduire leurs émissions à la source, elles peuvent se contenter de les « compenser », en finançant notamment des projets de plantations d’arbres, de protection des forêts, ou encore de sauvegarde de la biodiversité. Par le biais de la compensation carbone, les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre peuvent donc se revendiquer « neutres en carbone », tout en continuant à faire croître leur volume d’activités.
Rien d’étonnant si les compagnies pétrolières et aériennes se jettent aujourd’hui sur les projets forestiers en vue de compenser leurs émissions de CO2. En juillet 2019, Total a annoncé son intention d’investir 100 millions de dollars (82 millions d’euros) dans la protection des forêts, peu après que Shell et Eni se sont engagés à compenser leurs émissions par le financement de projets de reforestation. Ce penchant pour la compensation carbone cache surtout une démarche purement opportuniste : comme le reconnaît ingénument Patrick Pouyanné, le PDG de Total, « le moyen le plus efficace aujourd’hui d’éliminer le carbone, pour moins de dix dollars la tonne, c’est la reforestation ».
Compensation carbone : l’arbre qui cache la forêt
Si la plantation d’arbres ne coûte effectivement pas cher, sa capacité à réduire les émissions de gaz à effet de serre de manière nette et durable est contestée par de nombreux scientifiques. Dans une étude de 2016 sur la compensation carbone, l’Oko-Institut, un institut allemand de recherche sur l’environnement, concluait d’ailleurs sur la base d’un examen de 5 655 projets évalués, que 85 % d’entre eux avaient une « faible probabilité » d’atteindre les réductions d’émissions promises du projet. Cela s’explique aisément.
Lorsqu’il est capté par les arbres, le dioxyde de carbone est stocké au mieux pendant quelques décennies. Mais le risque qu’il soit rejeté après une période bien plus courte est réel, notamment lorsque les arbres brûlent ou sont coupés. D’autant qu’avec le changement climatique, les forêts deviennent plus exposées aux incendies, aux insectes et aux maladies, et qu’à des températures trop élevées, elles libèrent du carbone au lieu d’en stocker. En outre, de nombreux projets forestiers plantent des arbres en monoculture, sans prendre en compte les caractéristiques climatiques locales, ce qui contribue à détruire la biodiversité. En définitive, comme le résume parfaitement l’ONG Greenpeace, les avantages potentiels de la plantation d’arbres pour le climat et la biodiversité sont limités, mais les risques d’écoblanchiment sont infinis.
Indulgences climatiques
A bien des égards, la compensation carbone remplit la même fonction que les indulgences, ces rémissions de péchés vendues par l’Église catholique avant la Réforme : il suffit de donner un peu d’argent pour obtenir l’absolution, sans être obligé de changer ses habitudes.
Cette logique, poussée à l’extrême, ne peut mener qu’à l’enfer climatique. Cela ne signifie pas pour autant que la compensation carbone soit inutile. Elle est même efficace lorsqu’elle contribue à protéger des forêts existantes, ou à restaurer des zones humides et des prairies. Ces actions sont en effet nécessaires pour lutter contre l’appauvrissement de la biodiversité et rendre nos territoires plus résilients face au changement climatique.
Mais l’absorption par les puits de carbone ne peut certainement pas, comme le proposent aujourd’hui les chefs d’État et de gouvernement de l’UE, être considérée comme équivalente à la réduction réelle d’émissions. A ne pas distinguer ces deux objectifs, les États risquent de recourir de manière croissante à la compensation carbone pour masquer leur incapacité à contraindre les industries lourdes à réduire directement leur empreinte carbone.
Il est donc crucial de remettre au centre du jeu l’exigence de réduction des émissions à la source. Ce sera l’un des enjeux des négociations à venir entre les États membres et le Parlement européen. L’accord politique du 11 décembre dernier doit en effet encore être coulé dans une loi climat. Or, dans ce débat, le Parlement européen défend une position nettement plus ambitieuse : il demande 60 % de réductions d’émissions à l’horizon 2030, sans la prise en compte des puits de carbone.
Il faut désormais espérer que les Vingt-Sept s’alignent sur cet objectif. Nous ne pouvons plus nous permettre de tricher avec le climat.