
Paloma Agrasot
22/02/2022
L’avenir énergétique de la planète et le remplacement urgent des énergies fossiles passent en tout premier lieu par la généralisation des énergies vertes (« renouvelables »).
Parmi celles-ci, l’énergie solaire est particulièrement populaire. En effet, il parait évident que l’énergie du soleil est inépuisable et gratuite. On trouve rassurante l’expérience accumulée par certains pays (Etats Unis, Chine, Allemagne, etc) grâce à quoi la technologie solaire a bien avancé : les panneaux solaires sont de plus en plus abordables (financièrement) et performants, d’autres outils permettant de produire de l’énergie à partir du soleil sont mis progressivement au point (vitres, tuiles, routes…) et les techniques de conservation de l’énergie (pendant la nuit) sont aussi pratiquement au point.
Désormais, l’installation de panneaux solaires destinés à la consommation des ménages et des entreprises se généralise en Europe, sur les toits des habitations, des parkings, des surfaces commerciales, des hangars, etc. Cette approche décentralisée se développe rapidement et devrait se démocratiser grâce à la chute des prix et aux changements de mentalités.
Par contre, la construction de grandes centrales solaires, pour l’alimentation de villes et quartiers urbains, apparaît plus problématique. Dans ce cas, les besoins d’espace pour la production centralisée d’énergie solaire rentrent en conflit avec ceux des autres utilisateurs des sols , et provoquent de sérieux impacts sur l’environnement et le milieu rural dans son ensemble.
L’Espagne « vaciada »[i] en danger
L’Espagne offre un clair exemple des conflits que peut engendrer le déploiement de méga parcs solaires. L’Espagne où l’exode rural depuis les années 60 et le changement de mode de vie ont progressivement vidé de ses habitants une bonne partie du territoire [ii]. On parle de l’Espagne « vaciada/vidée » ce qui ne signifie nullement « désertique » car c’est là que se situent réserves naturelles, parcs nationaux, grands espaces d’importance paysagère, activités agricoles et modes de vie traditionnels..
Ces grands espaces dit vidés sont actuellement convoités par les promoteurs énergétiques (souvent des compagnies étrangères) et leur occupation est fortement encouragée par l’octroi de fonds européens pour la transition climatique.
Ce phénomène est d’autant plus dramatique que s’exerce une pression territoriale en parallèle pour des parcs d’énergie éolienne, pour des entreprises de fabrication de batteries et autres technologies dites « vertes », pour l’exploitation de mines de lithium, …
Une croissance exponentielle …
En 2020, l’Espagne occupait déjà la 4è place dans le ranking des pays avec le plus grand nombre de macro projets solaires (52 centrales) derrière la Chine, les Etats Unis et l’Inde[iii]. Depuis ce recensement plusieurs nouvelles mega-centrales ont été mises en fonctionnement avec une capacité de production et une extension dans l’espace de plus en plus grandes.
. Parmi les plus importantes centrales solaires, on peut relever celles de : Mula(Murcia), 494 MW et 1000 ha ; Nuñez de Balboa (Badajoz), 500 MW et 1000 Ha et 1400 panneaux solaires ; Francisco Pizarro (Caceres), 590 MW et 1.300 ha. L’Estrémadure est la région qui accueille le plus grand nombre de centrales solaires dont les ¾ de la production, 21.030 GW, sont exportés vers d’autres régions plus peuplées.
A ces méga-centrales s’ajoutent des « complexes solaires » constitués de plus petites centrales rassemblées dans un même site, avec une capacité et un impact similaire à ceux des méga projets. Le plus connu de ces complexes est situé à Escatron (Zaragoza). Il comprend 9 petites centrales qui ensemble produisent 420 MW et s’étendent sur 1400 Ha.
Actuellement, les demandes de permis ne cessent d’augmenter et, si elles devaient toutes se concrétiser, il en résulterait uner production qui dépasserait de très loin celle des prévisions faites par le gouvernement espagnol dans son “Plan Nacional Integrado de Energía y Clima 2021-2030 (PNIEC) [iv] , lequel a déjà comme objectif d’obtenir une production photovoltaïque de 39.181 MW en 2030.
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…. et difficile à maîtriser
Comment trier ces projets « en trop »? Il est vrai que tous cess projets sont soumis à des études d’impact plus ou moins strictes, mais les outils et la pratique varient d’une région à l’autre. Certaines administrations offrent des facilités aux compagnies électriques (simplification des procédures par exemple). D’autres profitent du flou artistique pour octroyer au plus vite de nouveaux permis, alors que d’autres administrations commencent à limiter l’extension du développement du solaire. Il y a même certaines villes qui ont décrété un moratoire temporaire[v]
De l’avis de nombreux experts, ce qui fait vraiment défaut c’est l’absence d’une stratégie globale pour l’ensemble du pays qui empêcherait l’octroi de permis pour des projets isolés sans tenir compte des effets cumulés sur le territoire.
Face aux incohérences et irrégularités dans la gestion du boom énergétique, le Ministère espagnol de l’environnement (MITECO) a présentét en décembre 2020 une « carte des valeurs environnementales à tenir en compte lors de l’installation des méga-centrales solaires (et éoliennes) ». Malheureusement ce travail n’a qu’une valeur d’orientation à l’intention des planificateurs. Au niveau plus local, certaines administrations provinciales ont aussi élaboré des instruments de gestion, sans trop de succès jusqu’ici [vi] .
Un scenario catastrophe avec des impacts environnementaux et sociaux irréversibles
Sans un contrôle strict et une réduction drastique du nombre de projets, l’Espagne pourrait devenir exportatrice d’énergie solaire vers l’Europe. Une très bonne affaire pour les compagnies énergétiques (étrangères, multinationales) et leurs investisseurs qui feraient des bénéfices conséquents. En revanche, la moitié de l’Espagne « croulerait » sous les panneaux solaires puisqu’il faudrait des dizaines de milliers d’ha rien que pour installer les panneaux en surnombre (On calcule un minimum de 2 ha de terrain pour la production d’un MW) . Sans compter l’espace qu’occuperaient les réseaux pour le transport d’énergie, les mines de lithium et les usines pour la fabrication de batteriess qui seraient installées sur place[vii] ….
Un tel scenario aurait des impacts irréversibles tant sur l’environnement que sur le mode de vie et les activités traditionnelles.
Comme indiqué déjà au début de cet article, la richesse naturelle d’une bonne partie des zones « vidées » de l’Espagne, est exceptionnelle. Elles comportent tde grandes surfaces couvertes par des réserves naturelles, souvent des réserves de la biosphère d’importance transnationale puisqu’elles accueillent des espèces autochtones et des espèces en voie de disparition. Il est intéressant de noter que la région d’Espagne qui compte le plus grand nombre de centrales solaires toute taille confondue (160 déjà installées et 183 projets à l’étude[viii]) , à savoir l’Estrémadure, est aussi celle qui a la plus grande surface (30,6 %) d’espaces protégés dont la plupart font partie du Réseau Natura 2000.
Dans un rapport publié en décembre 2020 dans la revue Science[ix], un groupe de 23 scientifiques (Consejo Superior de Investigaciones Científicas (CSIC), et diverses universités espagnoles), ont alerté t sur la destruction irréversible de la biodiversité par la poursuite de l’extension incontrôlée des « méga-parcs » solaires et le déploiement des infrastructure de transport de l’énergie produite. Cette mise en garde ne semble pas impressionner les promoteurs énergétiques qui accentuent leurs pressions sur les administrations locales et régionales pour étendre les surfaces destinées aux méga-centrales sans souci de la survie des espèces naturelles. Sous leur pression, le gouvernement régional d’Estrémadure a demandé à la Commission Européenne de réviser à la baise les limites de 17 espaces protégés (10% du total) de leur région. Cette démarche ouvre un grand débat scientifique sur la pertinence de libérer une partie des espaces protégés pour leur valeurs écologiques « pour faire de nouveaux projets (qui sont) si nécessaires »[x]
« …faire des nouveau projets (solaires) si nécessaires » ? Les promoteurs font miroiter aux populations et aux administrations locales les possibilités d’emploi que génèreraient les activités du solaire. Pourtant il a été largement prouvé que l’entretien des centrales solaires demande très peu de main d’œuvre, qu’elles nécessitent de bétonner les sols (pour fixer les panneaux), polluent les eaux et nécessitent la construction de barrières qui morcellent les écosystèmes et limitent l’étendue des paturages (dehesas) autrefois destinées à l’élevage extensif. Pour obtenir les terres, les promoteurs énergétiques soit achètent soit louent les terres aux grands propriétaires terriens pour une durée moyenne d’entre 25 et 50 ans. Les agriculteurs perdent leur moyens de subsistence et sont contraints d’émigrer. Qu’en sera-t-il de ces terres une fois les 25-50 ans passés? Polluées et bétonnées elles ne serviront plus pour l’agriculture. D’ailleurs il ne restera plus ou peu de fermiers ni d’éleveurs sur place. Les propriétaires des terres devront prendre en charge les coûts élevés de la dépollution. Ou alors elles resteront à l’abandon… Les régions seront cette fois-ci vraiment « vidées », de leurs habitants et de leurs richesses naturelles. On pourra alors parler de vrai déserts …
Les conflits
Pour faire face à cette « colonisation photovoltaïque » qui s’abat sur eux, les habitants des zones particulièrement touchées par le développement des méga-centrales s’organisent. Ils ont mis sur pied des plateformes régionales et locales partout en Espagne lesquelles sont rassemblées dans un mouvement, ALIENTE, Alianza Energia y Territorio, sous la devise « Renovables si, pero no asi ». (Renouvelables oui mais pas comme ça). Des scientifiques, des syndicats et associations d’agriculteurs soutiennent aussi ce mouvement.
Ensemble, ils plaident pour « une transition énergétique équitable, basée sur la production renouvelable décentralisée, les économies d’énergie et l’autoconsommation, une transition qui place la défense du territoire et de sa biodiversité au centre ». Ils dénoncent les méga projets adoptés à la hâte « dans une course effrénée pour s’emparer à tout prix ces fonds européens »[xi] et demandent un moratoire des projets en cours et du temps pour élaborer un stratégie durable. L’alternative, selon certains, passerait par l’implantation de petites installations solaires décentralisées pour la consommation locale, en augmentant en parallèle l’énergie solaire produite dans les villes.
Chaque plateforme locale et chaque association a des priorités spécifiques en fonction des caractéristiques de leur région. Ainsi, certaines plateformes mettent davantage l’accent sur le maintien des activités agricoles traditionnelles, comme la protection des plaines viticoles, (par exemple dans la province de Tolède et un peu partout dans les deux Castilles) ou celle des cultures et pâturages extensifs en Estrémadure. Un peu partout on met en avant le besoin de de protéger les valeurs paysagères et naturelles uniques en Espagne et qui permettent de maintenir des activités touristiques durables. C’est le cas de l’Andalousie (Malaga, Sevilla, Almeria…), l’Estrémadure, Castilles…[xii] .
Les sites internet des différentes plateformes locales donnent un bon aperçu de l’ampleur du conflit qui oppose les multinationales de l’énergie aux habitants des terres vides un peu partout en Espagne[xiii]. Ce conflit est progressivement connu au-delà des frontières. L’octroi tout récent du grand prix 2022 du Festival du Cinéma de Berlin, au film espagnol, Alcaras, va aider à faire connaître davantage le drame que vivent les habitants qui voient leurs terres disparaître sous les bulldozers pour installer des méga-centrales solaires.
Pour terminer, il faut être bien conscients que les conflits autour de l’énergie solaire, font partie d’un ensemble de tensions autour des usages de la terre exacerbées au cours de ces dernières années par le stress dû au changement climatique, la crise de la biodiversité et les questions d’alimentation, eau et énergie[xiv]. Nous connaissons et subissons tous dans nos lieux de vie des pressions liées à l’extension exponentielle de l’habitat, des zones industrielles, de l’agriculture commerciale, des parcs éoliens, du tourisme, etc. Ici comme dans le solaire, la solution doit passer par la mise en place d’instruments de gestion de l’espace globaux et intégrés. Avec une réelle participation et écoute des habitants…
Pour en savoir plus :
Le film « Alcaras », de Carla Simon, Ours d’or du Festival de Berlin 2022. Tourné en Espagne avec les habitants d’un petit village de la province de Lerida (Cataluña)
“La devastadora invasión de los grandes ‘parques’ solares fotovoltaicos (PSFV). La batalla de Méntrida y de otros muchos pueblos de España”
Luis Portillo Pasqual del Riquelme, Pilar Jimenez-Landi, Associaciones Salvemos los Campos, Asociacion de Castilla y Leon para la Proteccion del Medio Ambiente y el Paisaje
Crónica Popular • 1 sept 2021, n° 295
Cuanto ocupan les centrales solares: investigadores alertan del impacto del “boom” fotovoltaico, Clemente Alvarez y Mariano Zafra, El Pais, 23 enero 2021
La Red Natura 2000 a examen: la Junta quiere modificar la protección de 17 espacios, Guadalupe Moral, El Periódico, Extremadura, 19/02/2022
La Razon (11/10/2021) Soria
Renovables si, pero no asi
https://www.larazon.es/opinion/20211012/jeiekwh5xfbjxcut4lc7ltglsi.html
Revista el Observador,(12/7/2021) Malaga
https://www.revistaelobservador.com/opinion/100-la-columna-de-cristo/16767-renovables-si-pero-no-asi
Alianza Energia y Territorio, Almeria, “Por una transición energética realmente ecológica y justa, Renovables si pero no así”, 7 fevrier 2022,
Investigadores españoles alertan del impacto del ‘boom’ de las renovables en aves y murciélagos
Esther Sanchez, El Pais, 10 diciembre 2020.
The potential land requirements and related land use change emissions of solar energy”, publicado en Scientific Reports por investigadores de la Universidad de Valladolid(UVa), Basque Centre for Climate Change (BC3) de la Universidad del País Vasco (UPV/EHU) y Joint Global Change Research Institute: Scientific Reports, 03/02/2021, https://www.nature.com/articles/s41598-021-82042-5
[i] Wikipedia, Espagne Vaciada
https://es.wikipedia.org/wiki/Espa%C3%B1a_vaciada
[ii] On estime a 65 000 kilomètres carrés de l’Espagne intérieure la zone qui, de par sa faible densité de population (et de services publics/sociaux), on a dénommé la « Laponie du Sud » (provinces de Soria, Segovia, Guadalajara, Teruel, Cuenca).
« Espagne : la lutte contre l’exode rural, enjeu des élections locales », Sandrine Morel, Le Monde 12/02/2022
[iii] Selon Wiki-Solar, UK Consulting, dans :
“La devastadora invasión de los grandes ‘parques’ solares fotovoltaicos (PSFV). La batalla de Méntrida y de otros muchos pueblos de España”
Luis Portillo Pasqual del Riquelme, Pilar Jimenez-Landi, Associaciones Salvemos los Campos, Asociacion e Castilla y Leon para la Proteccion del Medio Ambiente y el Paisaje
Crónica Popular • 1 sept 2021, n° 295
[iv] Plan Nacional Integrado de Energia y Clima 2021 – 2030
https://www.miteco.gob.es/es/prensa/pniec.aspx
[v] L’article “La devastadora invasión de los grandes ‘parques’ solares fotovoltaicos (PSFV). La batalla de Méntrida y de otros muchos pueblos de España” (voir plus haut) donne un bon aperçu de la position de plusieurs administrations locales.
[vi] Un « Guide pour l’étude de l’emplacement des projets de parc solaires en Andalousie » avait été élaboré et publié en décembre 2020 par les services de l’environnement de la province de Malaga. Il avait été vite retiré par le gouvernement Andalou sous la pression des promoteurs energétiques. En Revista el Observador,(12/7/2021) Malaga.
[vii] Qualorsyfaire reviendra plus tard sur ce sujet
Energia de Extremadura, 19 febrero 2022 https://energiaextremadura.com/#:~:text=Extremadura%20contin%C3%BAa%20a%20la%20cabeza,por%20ciento%20del%20total%20instalado
[ix] « Les énergies renouvelables en Espagne menacent la biodiversité » 11 decembre 2020
https://www.science.org/doi/10.1126/science.abf6509
La Red Natura 2000 a examen: la Junta quiere modificar la protección de 17 espacios, Guadalupe Moral, Caceres 19/02/2022
[xi] La Razon (11/10/2021) Soria, “Renovables si, pero no asi”
https://www.larazon.es/opinion/20211012/jeiekwh5xfbjxcut4lc7ltglsi.html
Revista el Observador,(12/7/2021) Malaga
https://www.revistaelobservador.com/opinion/100-la-columna-de-cristo/16767-renovables-si-pero-no-asi
A lire une très bonne synthèse dans “La devastadora invasión de los grandes ‘parques’ solares fotovoltaicos (PSFV). La batalla de Méntrida y de otros muchos pueblos de España”, Crónica Popular • 1 sept 2021, n° 295
« L’effet papillon de l’usage des terres », La Libre Belgique, 08/02/2022
Y a-t-il sur notre planète assez d’espaces qui pourront recevoir des panneaux photovoltaïques sans perte de biodiversité nuisible?
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Le problème, c’est la recherche absolue de « gains » pour les investisseurs pour qui l’écologie est avant tout une niche de marché, peu importe le respect de la terre et des gens. Tant qu’on ne dégage pas une ou des alternatives au capitalisme, on continuera à dévaster au mépris des humains
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