
(Extraits de Lorraine de Foucher, Le Monde, 13/09/2020)
Les migrants n’ont jamais été si nombreux à tenter de franchir, clandestinement et en bateau, le détroit entre la France et le Royaume Uni. Des tentatives dangereuses, qui inquiètent policiers et sauveteurs, et enrichissent les passeurs
Si le désespoir était un moyen de locomotion, il serait peut-être cette grande bouée en forme de dauphin sur laquelle trois migrants ont été retrouvés à 9 heures du matin, au début du mois d’août, dans la Manche. Ou cette piscine de jardin composée de gros boudins bleus : à son bord, quatre personnes pagayaient à l’aide de pelles, direction l’Angleterre, lorsqu’elles ont été interceptées.
Ces tentatives « low cost » sont souvent le fait d’exilés originaires de la corne de l’Afrique, qui n’ont pas les moyens de payer les 3 000 à 5 000 euros de passage en « small boat », du nom de ces petites embarcations motorisées de fortune lancées à l’assaut de la mer du Nord par les réseaux de passeurs kurdes et iraniens. Trois mille euros, c’est le tarif de base, 5 000 euros, la prestation VIP, incluant gilet de sauvetage et transport en voiture du camp de Grande-Synthe ou de Calais (Pas-de-Calais) jusqu’aux plages de la côte d’Opale.
Ces derniers jours, plusieurs traversées ont été interrompues. Plus de 80 personnes migrantes, dont au moins quatre enfants, ont été secourues lundi 7 septembre au cours de cinq opérations distinctes alors qu’elles tentaient de traverser la Manche, a indiqué la préfecture maritime. Le 2 septembre, 116 autres personnes avaient été récupérées.
A la préfecture du Pas-de-Calais, on reconnaît que le beau temps estival a favorisé une « recrudescence des tentatives irrégulières de la Manche vers le Royaume-Uni depuis les côtes françaises », avec des chiffres qui ont explosé cette année : 1 468 personnes sont passées pour le seul mois d’août, 5 600 depuis le début de l’année, selon les chiffres du ministère de l’intérieur britannique. La préfecture parle plutôt « d’événements » : à la fin août, 719 ont été recensés, auquel il faut ajouter les 144 découvertes d’embarcations sur le littoral par les forces de l’ordre, comme autant de tentatives avortées. « Pour résumer, un départ sur deux a pu être contrarié dans un contexte de doublement des tentatives depuis le début de l’année 2020. »
François Guennoc, un retraité vice-président de l’Auberge des migrants, analyse le phénomène, désormais solidement installé : « L’explosion des traversées, c’est lié à l’assèchement du passage en camion : le port et le tunnel sont très sécurisés maintenant, avec des dispositifs pointus de détection de passagers clandestins. Avec le Covid, le trafic routier a aussi diminué. Et surtout, en camion, vous pouvez mettre des années à passer, alors qu’en bateau, ça marche très bien. Si on regarde les chiffres, il y a un taux de réussite de 60 % à 70 %. » Selon lui, la Manche est loin d’être la nouvelle Méditerranée. « La traversée est dangereuse, bien sûr, mais moins que ce que disent les autorités : 6.000 personnes environ seraient passées, et il n’y aurait eu que cinq morts. »
Malgré les dangers, les traversées clandestines de la Manche sont donc en voie d’industrialisation. Pour l’appréhender, il faut prendre la D940, la jolie départementale qui serpente sur la côte, entre plages et falaises, entre Calais et Boulogne-sur-Mer. Le jour, le soleil rase des champs fraîchement moissonnés, les cerfs-volants affrontent le vent, dans un décor de dépliant d’office du tourisme. Pourtant, la nuit, des scènes plus obscures se jouent au bord de la « route des passeurs ». « Ce soir, il y a un “game” », comme disent les trafiquants.
Le « game », c’est une voiture aux vitres teintées, plaquée en Allemagne ou en Angleterre, qui débarque des demandeurs d’asile sur les plages de Strouanne, d’Audresselles, ou dans les dunes de la Slack, qui ont leur préférence. Leur relief vallonné constitue une parfaite zone d’attente à l’abri des regards, et il y est facile d’enterrer les bateaux, de les déterrer, et d’expliquer à l’un des exilés qu’il faut suivre les lumières, et que là-bas, dans trois heures, c’est l’Angleterre.
Le « game », c’est aussi ce bébé emmailloté dans une grande couverture blanche, serré dans les bras de son père prostré contre le sol de la plage à côté de sa mère. Des enfants terrorisés alors qu’ils viennent d’être interceptés avec leurs parents à la sortie du fourgon qui les emmènent au bateau. Des bidons d’essence, des petites pompes électriques pour gonfler les pneumatiques, des moteurs de plaisance faits pour traverser des étangs, des gilets de sauvetage fabriqués avec des bouteilles d’eau vide, ou des brassards roses de piscine pour enfants, régulièrement retrouvés par les policiers.